Au cours de sa résidence au Fort de Vaise, siège de la Fondation Renaud, Thaïva Ouaki a entrepris de sonder la collection d’arts et de traditions populaires réunie par Serge et Jean-Jacques Renaud. Entre cabinet de curiosité et musée ethnographique, ce fonds rassemble un ensemble considérable d’objets utilitaires anciens sauvés de l’oubli.
Suivant trois axes – le quotidien et le progrès, le travail aux champs et la guerre –, l’artiste a élu un corpus d’objets qu’elle a photographiés directement dans les réserves, à même au sol, avec pour seul éclairage une lampe de chantier. À travers cet exercice minimal, Thaïva Ouaki rejoue les procédures d’inventaire et de nomenclature qui président à la thésaurisation patrimoniale mais avec un résultat aux antipodes de la documentation photographique muséale. Départis de leur fonction d’usage, ces objets autrefois communs qui ont acquis une valeur historique via la conservation, se voient à présent octroyer une valeur esthétique grâce au cadrage photographique et à l’étrangeté d’une mise en scène qui tient de l’épiphanie. Si leur ombre projetée sur les dalles changeantes des réserves souligne des qualités formelles qui les apparentent à des objets surréalistes, elle se fait aussi métaphore de leur double statut actuel. D’objets en trois dimensions, ustensiles de cuisine et outils agricoles aux fonctions genrées se figent en images destinées à être mises en regard dans les salles d’exposition avec d’autres objets sortis des réserves qui réactivent la notion de ready-made duchampien et viennent former une installation. À travers ces déplacements sémantiques et spatiaux successifs, Thaïva Ouaki questionne ce qui sépare un objet usuel d’une œuvre d’art et, par la même occasion, elle se mue en commissaire d’exposition.
En posant l’hypothèse de la beauté de ces objets poussiéreux et obsolètes à travers ses photographies fascinantes où un hachoir à quatre lames apparaît tel un détail architectural sophistiqué et un petit panier à salade rouillé telle une forme idéale de la géométrie descriptive renaissante, l’artiste décortique les mécanismes secrets afférents à la collection et à la nécessité vertigineuse d’acquérir du collectionneur. Tatiana Berg, ne dit-elle pas à propos d’une tisanière devenue inutilisable : « C’est beau comme une sculpture 1.»
Pour les photographies de douilles d’obus incisées par les soldats dans les tranchées lors de la première guerre mondiale, Thaïva Ouaki recourt à un éclairage au flash en écho aux explosions sur le champ de bataille. Transformés en vases décoratifs, ces objets très ouvragés portaient l’espoir d’une vie harmonieuse, tout comme la barbarie, car les fleurs y mouraient de par l’oxydation du métal. En glissant à l’intérieur de fantomatiques fleurs blanches en plâtre, l’artiste opère à la fois un geste de deuil et de réparation, révélant les usages poétiques que nous faisons des choses et les affects qui les traversent.
Dans cette plongée au cœur d’un monde d’objets désactivés, Thaïva Ouaki dessine en creux le passage de corps absents d’anonymes qui n’ont pas marqué l’Histoire mais dont les gestes laborieux et les rêves ne devaient pas être très différents des nôtres.
1 Entretien mené par Thaïva Ouaki avec Jean-Jacques Renaud et Tatiana Berg. Catalogue d’exposition p.9
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Ma première entrée dans les collections de la Fondation Renaud est passée par les inventaires qui listent et décrivent les objets. Chacun est également photographié à même le sol afin d’être identifié visuellement. Je me suis appuyée sur ce passage de la tridimensionnalité de l’objet à la bidimensionnalité de l’image, comme une piste qui a structuré une partie de mon travail.
Les objets sélectionnés pour réaliser mes photographies rendent compte d’une certaine représentation de la femme et de l’homme, qui les placent dans le faire, l’action quotidienne, l’élaboration de techniques. J’ai organisé cette représentation en différents thèmes qui ne sont pas exhaustifs et qui s’appuient sur le contenu de la collection. La figure humaine, présente sur certains objets, a également constitué le fil conducteur d’une partie de ma production. En parallèle, j’ai souhaité mener une réflexion sur le statut de ces objets d’artisanat, conçus pour être utilisés, délaissés pour être revendus, acquis par Serge et Jean-Jacques Renaud. Je me suis intéressée à eux comme à des objets qui ne sont aujourd’hui plus « activés » par l’usage pour lequel ils ont été conçus et j’ai souhaité les réactiver en les mettant en scène.
Un grand nombre d’images a été réalisé à l’intérieur des réserves afin de me situer dans un huis clos et un temps arrêté, dédié à la conservation. J’ai souvent photographié les objets isolément en les posant au sol, en référence au dispositif de l’inventaire et avec une lumière d’appoint. Ce dispositif m’a permis de créer des ensembles et de les regrouper par familles. Plutôt que de titrer chacun selon son nom d’usage, j’ai préféré donner un titre général à la série ou encore nommer chaque image par son numéro d’inventaire car ce dernier marque la bascule entre objet usuel et objet patrimonial. J’ai également été attentive aux signes d’usure, aux déformations et aux indices liés à l’utilisation passée de ces objets.
J’ai travaillé sur deux sites, d’une part, dans les réserves du Fort de Vaise et, d’autre part, dans celles du Château de la Poype de Serrières. Situé dans la commune de Trept (Isère), ce château acquis par Serge et Jean-Jacques Renaud était un lieu de réception, où s’entretenaient les relations amicales et le plaisir de partager. Il fut aussi un lieu de rendez-vous pour des collectionneurs qui s’y retrouvaient pour analyser et étudier la fonction de certains objets récemment acquis. Les photographies réalisées durant ma résidence entrent en résonance avec une sélection d’outils et d’ustensiles de la collection qui feront partie de l’exposition. Les thématiques se sont dessinées progressivement, j’ai été sensible à certaines récurrences et le jeu a aussi consisté à laisser parler mes propres affinités avec des symboliques présentes. Ma rencontre avec Jean-Jacques Renaud et Tatiana Berg au Bastion de Pierre Scize, l’un des bâtiments où sont également réunis de nombreux objets, m’a permis de mieux comprendre comment cette collection a été constituée dans le temps. Elle a donné lieu à un entretien.
Dans cette sélection, c’est l’objet multiple qui m’a particulièrement intéressée. Serge et Jean-Jacques Renaud ont régulièrement réalisé des acquisitions par lots et il est fréquent de trouver dans les collections des variantes du même type d’objet. Pour autant, à travers la déclinaison de ce qui semblerait identique, chacun comporte sa singularité, sa forme ajustée ou déformée par l’usage. Cette singularité rejoint d’une autre manière la tentative de représentation de l’humain dans sa diversité.
Parmi les thèmes de la sélection figure celui de la guerre, représenté par un ensemble d’objets qualifié d’artisanat de tranchée. Des douilles d’obus décorées par les soldats durant la Première Guerre mondiale en font notamment partie. Ces décorations réalisées lors de moments de trêve constituent une première mise à l’écart de la fonction d’origine de l’objet et une tentative de réenchantement dans un contexte de terreur et d’attente. Le quotidien et le travail au champ sont également des thèmes que j’ai souhaité représenter à travers les images produites et les objets retenus. Ces derniers montrent l’ingéniosité de leurs concepteurs, à chaque objet une forme et une matière en vue de s’acquitter de tâches précises. Ces choix mettent aussi en avant les petites choses, les ustensiles qui nous environnent et avec lesquels nous cohabitons. Les thèmes de la technique et de la science constituent un autre volet. Plusieurs objets sont liés à l’écriture ou à la diffusion de l’écrit. Les photographies qui les accompagnent sont des compositions réalisées à partir d’éléments trouvés dans une boite contenant planches de lettres à décalquer, papier de conditionnement, motifs graphiques.
Dans la perspective de la restitution de la résidence, le positionnement de certains outils a été pensé en amont dans le lieu d’exposition. Pour ces derniers, les prises de vue ont été réalisées in situ en imaginant l’installation globale constituée de l’objet et des clichés. Après avoir aplani l’objet par la photographie dans un premier temps, la mise en scène des photographies dans la galerie se voulait être un second moment qui reprend en compte l’idée d’espace. J’ai saisi l’occasion des manques d’information concernant certains objets en attente d’inventaire. Pour d’autres, la fonction n’a pas encore été précisée et attend l’expertise de spécialistes. Ces lacunes ont constitué des opportunités, de même que les objets incomplets que j’ai pu trouver car ils rendent ces outils de fait non fonctionnels. Ils ont ainsi ouvert la possibilité de les compléter ou de concevoir un objet autre, dont la réalisation n’est pas guidée en vue d’un usage mais uniquement par l’imagination. Ces interventions sont minimales et ont pour visée d’opérer un décalage.
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Depuis quand collectionnez-vous les objets ?
Jean-Jacques Renaud : À partir de l’âge de 7 ans. Mon père commençait également, il est connu à Lyon pour ses connaissances, et pour connaître un objet, pour le sentir, il faut s’y prendre assez tôt. Et puis, dans le même temps, avec mon père nous avions commencé une collection de monuments anciens, comme ici. Ici c’était Pierre Scize.
Tatiana Berg : Ce qui est important, c’est cet amour pour l’objet qui se transmet de père en fils et Jean-Jacques, c’est la troisième génération d’architectes, son grand-père était architecte, connu
dans la région, son père aussi.
J-J R : Il était collectionneur…
T B : … de tout. Pas de tout « tout » comme Jean-Jacques, parce que Jean-Jacques a élargi le champ des objets à collectionner, mais son père était très investi dans la vie active lyonnaise pour promouvoir justement les artistes. Il était très proche des artistes, comme la famille plus tard, il a continué d’acheter des œuvres pendant longtemps. Mais l’amour des objets, ça coulait dans leur sang, ça circulait plutôt !
J-J R : Oui parce que tout gamin j’étais tenu par un problème de cœur, mes frères s’occupaient des biens mais moi, pas du tout. Et puis ma mère a pris le goût de l’objet et a commencé à collectionner dans les salles des ventes (…). Elle allait le dimanche en ville et par la suite elle est allée au marché aux puces (…) Elle était discrète et bien intéressée, elle marchait beaucoup. Je ne l’ai pas accompagnée tout de suite, mais un an, un an et demi après, je m’y suis rendu avec elle.
Vous chiniez ?
J-J R : Mon père était déjà très amateur, très collectionneur. Le dimanche autrefois, il allait avec un autre de mes frères et moi, nous mangions avec les marchands, les restaurateurs, nous étions très contents d’être amis avec ces personnes, qui faisaient bien la cuisine, qui restauraient si bien les bâtiments.
T B : On « trouvait ». Parfois on ne cherchait pas mais on trouvait des objets exceptionnels, des livres, pour compléter la collection (…), au départ je me posais des questions, comme par exemple « pourquoi acheter encore une tisanière, nous en avons déjà une quantité énorme ?», mais Jean-Jacques me répondait : « non celle-là est un peu différente, celle-là est un petit peu comme ça ». J’avais l’impression qu’il connaissait tous les objets.
Les acquisitions étaient simples. À Lyon il n’y a pas beaucoup d’endroits, il y avait le marché aux puces, les galeries marchandes avant à Stalingrad qui n’existent plus malheureusement car les antiquités maintenant sont moins demandées et la rue Auguste Comte. C’étaient nos sorties habituelles de toutes les semaines. Tous les samedis et dimanches. On sortait aux puces le dimanche et le samedi, c’était dans les magasins des Antiquaires, pour discuter avec eux et pour acheter évidemment.
Ces objets, que représentent-ils pour vous ?
T B : On est impressionné par la quantité et la beauté de certaines pièces. Et l’on se pose la question « pourquoi cet objet aujourd’hui on ne l’utilise plus, ça, je ne l’ai jamais vu chez moi ou chez quelqu’un d’autre. Est-ce que cela peut servir aujourd’hui ? De nos jours, la mémoire d’utilité du bel objet est partie avec l’objet. On l’a remplacé par un objet en plastique, par un objet qui est facile à utiliser ou à jeter. Le beau a beaucoup trop cédé la place à l’utile. Avant le côté utilitaire des choses et leur beauté étaient mariés, c’était un mariage inséparable et qui était très important parce que les yeux ne cherchaient pas seulement un objet mais aussi le bonheur de voir quelque chose de beau à côté de soi. Je pense aussi que les guerres ont fait quand même beaucoup de ravages dans nos esprits, et l’utilitaire a gagné du terrain. Maintenant on pense plus aux choses utiles.
Pourquoi avoir constitué une collection ?
T B : Une collection c’est important, parce que c’est une vision, c’est un choix. Choix par rapport à certaines préférences, par rapport à certaines idées. Si vous avez le choix dans ce que vous regardez, vous vous sentez plus libre. Un seul objet, on peut le casser ou le perdre (…). Le mot générosité et quantité sont associés. Une personne, dès qu’elle ne peut plus utiliser l’objet, elle voit l’objet. Regardez par exemple ces tisanières, je pense que dès que l’on ne peut plus utiliser l’objet, on voit l’objet. Notre cerveau se questionne, on commence à admirer les proportions. C’est beau comme une sculpture. Un petit vase par exemple peut devenir une sculpture, avec un reflet particulier, une position particulière.
Lorsque vous voyez un groupe d’objets, comme un groupe de gens, vous commencez à vous sentir face à quelque chose d’inhabituel, vous êtes saisi, après vous êtes attiré, vous êtes fasciné… enfin au moins vous êtes attiré. Vous commencez à chercher. L’idée de quantité dans notre inconscient collectif est en rapport avec la générosité, mais pas seulement, c’est aussi en rapport avec l’idée de protection.