[ les portes ]
[ entrer ] La première fois que je suis entrée dans la quarantaine, il commençait à pleuvoir. J’étais seule, les touristes et ceux qui profitent généralement de la crique avaient déserté.
La loge du portier est le premier bâtiment visible, elle semble inoccupée depuis des années.
Il ne fait pas froid, il n’y a rien d’hostile, tout semble à l’arrêt.
Je me sens immédiatement dans un endroit familier, chargé de quelque chose qui trouve une résonance en moi. C’est un écho interne, qui me sort de l’urgence et me dit que je suis au bon endroit, que la recherche du lieu a pris fin.
En réponse à cette sensation qui floute les bords entre ce lieu et ma vie, j’ai continué à marcher. Je n’ai pas fait le tour comme quelqu’un qui ne connaît pas et chercherait à découvrir. J’ai été attirée par un bout de verdure situé entre la caserne d’isolement et la route principale. Puis je me suis rendue sur la plage.
[ la jetée ] Au nord du complexe, une jetée permettait aux bateaux d’amarrer puis aux marins de se rendre dans la résidence administrative pour un premier contact avec le gardien. Elle n’existe plus depuis les années 1980. On y trouve à la place une sorte de ponton métallique qui dénature la vue et permet de prendre le taxibus.
Cette jetée en moins alors qu’elle a permis l’accueil et l’évasion, il me semble que le lieu a été amputé d’une extension majeure.
Quelle forme, quelle taille avait-elle ? C’est bien plus tard, sur une photographie d’archive que je l’ai découvert. Elle est sombre et ressemble à une grande pagaie qui s’avance dans l’eau. Je l’imaginais comme une route, une ouverture métaphysique et droite vers l’ailleurs.
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[ les oiseaux ] Chaque année, les oiseaux font halte sur la plage.
D’octobre à novembre, leurs cris deviennent assourdissants.
C’est d’abord la proximité de l’eau qui fait de la quarantaine un lieu stratégique. Mais c’est aussi sa situation loin du centre-ville, au milieu des machines plus que des hommes, qui l’a rendue propice à concentrer les flux migratoires.
Au fil du temps, les occupants de la quarantaine formèrent une matière hétéroclite, parfois contradictoire, qui se serait repoussée dans un même espace, tandis que dans le temps, elle s’y est succédée.
A partir des années 1930, des juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Est y transitèrent dans le but de rejoindre l’Amérique. La Nuit de cristal engendra une vague de nouvelles arrivées. Ce sont également les passagers du Saint-Louis qui débarquèrent sur le site de la quarantaine après des semaines d’errance en mer et d’inhospitalité.
Touchant les mêmes objets, marchant le long des mêmes chemins, dormant dans les mêmes lits, la quarantaine fut occupée de 1940 à 1945 par la marine allemande et peut-être pour cette raison épargnée du bombardement qui détruisit la majeure partie de la ville de Rotterdam.
Un grand nombre d’objets d’origine se trouve encore dans les habitations. Je suis fascinée de les voir intacts. Bientôt centenaires, c’est moins leur ancienneté qui me touche, que leur histoire, à eux aussi. Un destin utilitaire, au service de chacun indifféremment de son identité ; des usages pétris dans le quotidien, car dans l’attente du prochain départ il faut bien manger et dormir et vivre.