[ la clé ]
Initialement conçue pour nourrir jusqu’à six cent personnes, la cuisine est aujourd’hui bâtiment habitable inoccupé ; la végétation a gagné les abords et il faut couper les ronces pour accéder aux portes avant et arrière.
Par la vitre de l’une d’elles, je distingue l’intérieur blanc, désert et poussiéreux des lieux qui n’ont pas été utilisés depuis des années. Le mystère de la quarantaine se matérialise ici, dans ce volume, le seul auquel je n’ai pas accès. Depuis l’extérieur, mon regard peut traverser la large pièce pour voir au-delà, c’est comme un saut où l’essentiel, l’expérience physique au lieu, resterait vierge.
Marilou vivait dans la cuisine avant d’emménager dans la résidence administrative. A son départ, les serrures ont été changées et elle me montre la clé qui ouvrait autrefois la porte principale afin que je la photographie. La clé est de marque hollandaise, visible sur une face. Sur l’autre est inscrit un numéro.
Nous parlons longuement, lorsqu’elle me propose de visiter la chaufferie, je récupère rapidement mes affaires, papiers et documents posés sur la table du jardin pour la suivre. Le soir, c’est en cherchant la clé de mon atelier que je trouve également dans ma poche celle de la cuisine.
Plus tard dans la soirée, le rendez-vous pour rendre la clé est pris. Il faudra bientôt me séparer de cet objet qui amplifie ma recherche et lui apporte l’aura que possède tout objet originel. Cette clé, lourde, inutile en réalité, essentielle dans ma main, je la regarde. Quelque chose est là et quelque chose ne m’appartient déjà plus.
Sur le sens de cet acte manqué, bien sûr une partie de moi aimerait ouvrir le bâtiment encore disponible, y vivre, comme ils l’ont tous fait, comme c’était encore possible aux Pays-Bas avant 2010 et le vote de la loi anti-squat.
Le serrurier à qui je la montre me dit qu’il s’agit d’une clé conçue pour des portes de bateaux.